Le régime de la responsabilité décennale suppose la réunion de plusieurs conditions, dont la qualité de maître d’ouvrage.
Cette qualité est déjà refusée au titulaire d’un bail commercial (C.Cass, Civ. 3ème, 1er Juillet 2009, n° 08-14714 ; C.Cass., Civ. 3ème, 23 Octobre 2012, n° 11-18850). Elle peut par contre être conférée à un crédit-preneur, sous conditions, ou encore dans le cadre d’un bail emphytéotique.
Le principe est la qualité de maître d’ouvrage est associée à la propriété du bien. Mais le droit de propriété peut faire l’objet d’un démembrement entre :
- la nu-propriété, qui correspond à l’abusus, soit la faculté de se séparer du bien
- l’usus, qui donne la possibilité d’utiliser le bien
- le fructus, qui permet de récolter les fruits du bien (par exemple, sa location).
L’usufruit emporte la réunion de l’usus et du fructus.
Cependant, privé de l’abusus (la nu-propriété), l’usufruitier peut-il malgré tout envisager d’agir sur le fondement décennal ?
Par son arrêt en date du 16 Novembre 2022 (C.Cass., Civ. 3ème, 16 Novembre 2022, n° n° 21-23505), la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation a l’occasion d’aborder cette question en répondant par la négative, tout en précisant que l’usufruitier n’est pas privé de tout recours, à condition d’invoquer les bons fondements. Il semble que ce soit la 1ère décision sur ce sujet de la Cour de cassation, tandis que plusieurs décisions de la Cour d’appel pouvaient être relevées (Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 3ème Chambre A, 15 Novembre 2007 – RG n° 05/21059 ; Cour d’appel de RENNES, 3 Décembre 1996, RG n° 377/86, Jurisdata n° 1996-047405).
Sur le plan factuel, il convient de retenir que :
- la Société GIOVELLINA, usufruitière, a confié la réalisation de la charpente métallique et du revêtement d’un bâtiment à usage commercial à la société Bastia charpentes armatures (la société BCA), assurée auprès de la SMABTP.
- La société Giovellina a formé opposition à une ordonnance portant injonction de payer le solde du prix du marché à la société BCA et elle a formé des demandes reconventionnelles aux fins d’indemnisation de ses préjudices
- La Société GIOVELLINA a invoqué tant le fondement décennal que le fondement contractuel de la Société BCA
- La société BCA a appelé la SMABTP en intervention forcée.
Dans un 1er temps, la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation va refuser, par principe, le bénéfice de la responsabilité décennale à l’usufruitier, tout en posant une exception
- En énonçant que l’usufruitier, quoique titulaire du droit de jouir de la chose comme le propriétaire, n’en est pas le propriétaire et ne peut donc exercer, en sa seule qualité d’usufruitier, l’action en garantie décennale que la loi attache à la propriété de l’ouvrage et non à sa jouissance.
- Approuvant la Cour d’appel d’avoir, à bon droit, relevé que la société Giovellina reconnaissait être usufruitière de l’ouvrage et devant laquelle elle ne prétendait pas avoir été mandatée par le nu-propriétaire, a retenu que cette société ne pouvait agir contre le constructeur et son assureur sur le fondement de la garantie décennale.
Ainsi, l’usufruitier ne peut agir sur le fondement décennal, sauf qu’il justifie avoir été mandaté par le nu-propriétaire. Il reste à définir la forme et le contenu de ce mandat.
Puis, dans un 2nd temps, la 3ème Chambre va censurer le raisonnement de la Cour d’appel qui avait dénié à l’usufruitière la possibilité d’agir sur le fondement contractuel aux motifs que
- Les demandes reconventionnelles présentées par cette société, sous couvert d’être fondées sur la responsabilité contractuelle de la société BCA, s’avèrent être la conséquence des désordres allégués pour lesquels, sur le fondement de l’article 1792 du code civil, est recherchée la garantie décennale du constructeur.
- l’usufruitière n’a pas qualité pour agir en garantie décennale contre le constructeur, pas plus que pour les dommages immatériels en découlant, à charge pour elle d’assumer son intervention en qualité de maître de l’ouvrage dans une construction sans préexistant pour laquelle elle s’est substituée à la nue-propriétaire.
Sous le visa des articles 1134 et 1147 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, la Cour de cassation rappelle que :
- Selon le premier de ces textes, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.
- Aux termes du second, le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part.
Avant d’en déduire qu’il en « résulte que l’usufruitier, qui n’a pas qualité pour agir sur le fondement de la garantie décennale, peut néanmoins agir, sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun, en réparation des dommages que lui cause la mauvaise exécution des contrats qu’il a conclus pour la construction de l’ouvrage, y compris les dommages affectant l’ouvrage« .
La Cour d’appel est censuré alors qu’elle avait constaté que les travaux avaient été exécutés pour le compte de la société Giovellina, qui avait conclu le contrat d’entreprise et qui demandait la réparation des dommages résultant de la mauvaise exécution de ce contrat sur le fondement de la responsabilité contractuelle.
L’usufruitier peut donc agir sur le fondement contractuel, à condition de rapporter la preuve d’une faute (une inexécution contractuelle).
Ce fondement reste cependant moins intéressant que le fondement décennal puisque se trouvant privé de recours au titre de l’action directe, contre l’assureur responsabilité civile décennale.
Il apparait donc préférable pour l’usufruitier de prendre ses dispositions avec le nu-propriétaire pour préserver ses intérêts.