Si la réception d’un ouvrage marque un moment important dans la vie de l’ouvrage, avec notamment le déclenchement des garanties légales, l’établissement du décompte général définitif (DGD) marque également une étape importante en matière de marchés publics. D’un côté, la fin des relations contractuelles (sauf réserves et garantie de parfait achèvement), de l’autre la fin des relations financièrs.
Le DGD vient en effet faire la balance entre les sommes dues au locateur d’ouvrage et les sommes dont celui-ci serait éventuellement redevable à l’égard du maître d’ouvrage personne publique, en raison de l’application de pénalités de retards ou de malfaçons.
Le Conseil d’Etat a ainsi nettement indiqué dans un arrêt de Section du 6 Avril 2007 (CE, Sect., 6 Avril 2007, n° 264490) que :
« Considérant que la réception est l’acte par lequel le maître de l’ouvrage déclare accepter l’ouvrage avec ou sans réserve et qu’elle met fin aux rapports contractuels entre le maître de l’ouvrage et les constructeurs en ce qui concerne la réalisation de l’ouvrage ; que si elle interdit, par conséquent, au maître de l’ouvrage d’invoquer, après qu’elle a été prononcée, et sous réserve de la garantie de parfait achèvement, des désordres apparents causés à l’ouvrage ou des désordres causés aux tiers, dont il est alors réputé avoir renoncé à demander la réparation, elle ne met fin aux obligations contractuelles des constructeurs que dans cette seule mesure ; qu’ainsi la réception demeure, par elle-même, sans effet sur les droits et obligations financiers nés de l’exécution du marché, à raison notamment de retards ou de travaux supplémentaires, dont la détermination intervient définitivement lors de l’établissement du solde du décompte définitif ; que seule l’intervention du décompte général et définitif du marché a pour conséquence d’interdire au maître de l’ouvrage toute réclamation à cet égard »
Strictement encadrée, la procédure d’établissement du DGD appelle à la vigilance, tant pour l’entreprise que pour le maître d’ouvrage personne publique.
La signature du DGD par le maître d’ouvrage ne met cependant pas totalement à l’abri l’entreprise, puisque celle-ci peut être recherchée dans le cadre d’un appel en garantie.
Le Conseil d’Etat, par son arrêt du 6 Mai 2019 (CE, 6 Mai 2019, n° 420765), vient confirmer sa jurisprudence tout en la précisant.
En l’espèce, il convient de retenir que :
- Un CHU a confié à un groupement composé des Sociétés A, mandataire, B, deux lots portant sur des travaux d’électricité dans le cadre de l’opératon d’un pôle mère – enfant, réalisé sous la maîtrise d’œuvre des Sociétés C et D, avec l’assistance à maîtrise d’ouvrage de la Société E.
- Après réception des travaux, le CHU a notifié à la Société A une proposition de décompte général et définitif
- Par une réclamation du 12 avril 2012, cette société a sollicité une indemnité complémentaire en se prévalant des préjudices qu’elle aurait subis du fait d’une exécution du chantier dans des conditions anormales et non conformes au contrat
- La Société A a ensuite saisi le Tribunal administratif d’une demande de condamnation solidaire du CHU, des Sociétés B, C, D et E à lui verser une somme de 421 721,21 euros TTC en réparation de ces préjudices
- Par un jugement en date du 31 Mai 2016, le Tribunal administratif a rejeté sa demande.
- La Société A a interjeté appel.
- Par un arrêt en date du 20 Mars 2018, la Cour administrative de NANCY a annulé ce jugement et condamné le CHU et la Société E, à lui verser une somme de 125 411 € HT, et a condamné la Société E à garantir le CHU à hauteur de 40 % des condamnations prononcées à son encontre. La Cour administrative de NANCY a estimé que la Société E « titulaire du marché d’assistance au maître d’ouvrage, avait manqué tant à son obligation de conseil dans l’accomplissement de cette mission qu’à celle d’assurer une bonne coordination du chantier et que, par suite, cette société devait être condamnée à garantir le centre hospitalier universitaire de Reims, maître d’ouvrage, à hauteur de 40 % des condamnations prononcées à son encontre« .
La Société E a formé un pourvoi.
Le Conseil d’Etat rappelle que :
« L’ensemble des opérations auxquelles donne lieu l’exécution d’un marché public est compris dans un compte dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde arrêté lors de l’établissement du décompte général et définitif détermine les droits et obligations définitifs des parties. L’ensemble des conséquences financières de l’exécution du marché sont retracées dans ce décompte même lorsqu’elles ne correspondent pas aux prévisions initiales. Toutefois, la circonstance que le décompte général d’un marché public soit devenu définitif ne fait pas, par elle-même, obstacle à la recevabilité de conclusions d’appel en garantie du maître d’ouvrage contre le titulaire du marché, sauf s’il est établi que le maître d’ouvrage avait eu connaissance de l’existence du litige avant qu’il n’établisse le décompte général du marché et qu’il n’a pas assorti le décompte d’une réserve, même non chiffrée, concernant ce litige »
Ainsi, le Conseil d’Etat rappelle :
- Un principe : l’intervention du DGD au profit du titulaire du marché (quand le décompte général devient définitif) ne fait pas obstacle à un appel en garantie du pouvoir adjudicateur contre celui-ci
- Qu’il existe une exception faisant obstacle à cet appel en garantie : s’il est prouvé que le maître d’ouvrage avait eu connaissance de l’existence du litige avant qu’il n’établisse le décompte général du marché et qu’il n’a pas assorti le décompte d’une réserve, même non chiffrée, concernant ce litige.
Le Conseil d’Etat relève qu’en l’occurrence, le CHU, à la date où il a notifié, en 2013, le décompte du marché de programmation et d’assistance à maîtrise d’ouvrage confié à la société E, puis procédé au paiement de son solde, le centre hospitalier universitaire de Reims, maître d’ouvrage, avait connaissance de l’existence d’un litige relatif au marché de travaux mentionné au point 1, dans la mesure où il avait reçu, avant cette date, la réclamation formée le 12 avril 2012 par le groupement titulaire de ce marché.
Il en déduit que le CHU n’a pas assorti le décompte d’une réserve concernant ce litige en cours avec les titulaires du marché de travaux, pour conclure que le caractère définitif du décompte fait obstacle à ce que le CHU puisse appeler la société E à le garantir des condamnations prononcées à son encontre au titre de ce marché.
Il est donc important pour le maître d’ouvrage de veiller à poser des réserves lors de la notification du décompte général, même si elles ne peuvent être chiffrées, ou à surseoir à l’établissement du décompte jusqu’à ce que sa créance puisse y être intégrée (en ce sens : CE, 19 Novembre 2018, n° 408203). A défaut, il ne pourra plus rechercher la responsabilité contractuelle de l’entreprise mise en cause.
En retour, le titulaire du marché devra examiner si
- des réserves ont été posées lors de la notification du décompte général
- les éventuelles réserves posées sont en lien avec le litige.