Le Conseil d’Etat a l’occasion, en cette fin d’année, de rappeler l’importance des obligations qui pèsent sur le maître d’œuvre, au titre de son obligation de conseil, lors de la réception.
La réception en droit administratif est un moment d’autant plus important qu’elle se couple avec l’intervention du DGD.
Or, le maître d’ouvrage doit veiller à poser des réserves lors de la notification du décompte général, même si elles ne peuvent être chiffrées, ou à surseoir à l’établissement du décompte jusqu’à ce que sa créance puisse y être intégrée. A défaut, il ne pourra plus rechercher la responsabilité contractuelle de l’entreprise mise en cause (CE, 19 Novembre 2018, n° 408203).
Si le maître d’ouvrage se trouve privé de recours contre les constructeurs, il dispose néanmoins d’une solution de repli en se retournant contre le maître d’œuvre, tenu d’une obligation de conseil.
Par son arrêt du 10 Décembre 2020 (CE, 10 Décembre 2020, n° 432783), le Conseil d’Etat a l’occasion de revenir sur l’étendue de l’obligation de conseil qui pèse sur le maître d’œuvre.
Cette obligation de conseil n’est pas nouvelle, le Conseil d’Etat ayant déjà retenu la responsabilité du maître d’œuvre :
- Pour ne pas avoir attiré l’attention du maître d’ouvrage sur des « malfaçons apparentes qui faisaient obstacle à une réception sans réserve de ce lot » (CE, 8 Juin 2015, n°261478)
- Pour s’être abstenu « d’appeler l’attention du maître d’ouvrage sur des désordres affectant l’ouvrage et dont ils pouvaient avoir connaissance, en sorte que la personne publique soit mise à même de ne pas réceptionner l’ouvrage ou d’assortir la réception de réserves« , peu importe, à cet égard, « que les vices en cause aient ou non présenté un caractère apparent lors de la réception des travaux, dès lors que le maître d’œuvre en avait eu connaissance en cours de chantier » (CE, 28/01/2011, n°330693). Il n’en irait autrement que s’il est établi que le maître d’œuvre n’avait pas été informé de ces changements en cours de chantier et qu’il ne pouvait en avoir connaissance (CAA BORDEAUX, 9 Avril 2015, n°12BX02225).
Au cours de la réalisation de l’ouvrage public, des évolutions normatives peuvent intervenir. Si elles bouleversent l’économie du contrat, elles sont susceptibles de relever de la théorie des sujétions techniques imprévues
- Les Juridictions du fond doivent rechercher « si les difficultés matérielles rencontrées lors de l’exécution du marché présentaient un caractère exceptionnel, si ces difficultés étaient imprévisibles lors de la conclusion du contrat et si leur cause était extérieure aux parties, conditions qui seules permettent de faire droit à une demande d’indemnisation au titre de sujétions imprévues » (CE, 04/02/2013, n°357016)
- « les difficultés rencontrées dans l’exécution d’un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l’entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés trouvent leur origine dans des sujétions imprévues ayant eu pour effet de bouleverser l’économie du contrat, soit qu’elles sont imputables à une faute de la personne publique commise notamment dans l’exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché, dans l’estimation de ses besoins, dans la conception même du marché ou dans sa mise en œuvre, en particulier dans le cas où plusieurs cocontractants participent à la réalisation de travaux publics » (CAA NANTES, 02/11/2016, n°14NT01228)
Il incombe au maître d’œuvre de les relever afin d’en avertir le maître d’ouvrage, afin que celui-ci soit en capacité, le cas échéant, d’émettre des réserves à ce titre au moment de la réception.
Dans l’arrêt du 10 Décembre 2020, il convient de retenir sur le plan factuel que :
- par un acte d’engagement du 30 juin 1998, la commune de Biache-Saint-Vaast a conclu un marché de maîtrise d’oeuvre avec M. A…, architecte, pour la conception d’une » salle polyvalente à vocation principalement festive « .
- Les travaux ont été réceptionnés sans réserve le 27 juillet 1999.
- Par un jugement du 10 février 2017, le tribunal administratif de Lille a condamné M. A… à verser à la commune de Biache-Saint-Vaast la somme de 111 970,94 euros en réparation du préjudice résultant de la non-conformité de la salle polyvalente aux normes d’isolation acoustique en vigueur.
- Par un arrêt du 16 mai 2019, sur appel de M. A… et sur appel incident de la commune, la cour administrative d’appel de Douai a annulé ce jugement, condamné M. A… à verser à la commune la somme de 179 153,50 euros et mis les frais de l’expertise à sa charge à hauteur de 80 %.
L’Architecte a formé un pourvoi, reprochant à l’arrêt d’appel :
- Une erreur de droit dans la caractérisation d’un manquement à son devoir de conseil
- De ne pas avoir retenu la prescription décennale.
Au titre du devoir de conseil, le Conseil d’Etat
- Rappelle que la responsabilité des maîtres d’œuvre pour manquement à leur devoir de conseil peut être engagée, dès lors qu’ils se sont abstenus d’appeler l’attention du maître d’ouvrage sur des désordres affectant l’ouvrage et dont ils pouvaient avoir connaissance, en sorte que la personne publique soit mise à même de ne pas réceptionner l’ouvrage ou d’assortir la réception de réserves
- Précise que ce devoir de conseil implique que le maître d’œuvre signale au maître d’ouvrage l’entrée en vigueur, au cours de l’exécution des travaux, de toute nouvelle réglementation applicable à l’ouvrage, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l’ouvrage.
- approuve la Cour administrative d’appel d’avoir estimé, par une appréciation souveraine des faits exempte de dénaturation, que M. A… s’était abstenu de signaler au maître de l’ouvrage le contenu de nouvelles normes acoustiques et leur nécessaire impact sur le projet, et de l’alerter de la non-conformité de la salle polyvalente à ces normes lors des opérations de réception alors qu’il en avait eu connaissance en cours de chantier.
La responsabilité du maître d’œuvre est confirmée.
Sur la prescription, le Conseil d’Etat revient sur les délais applicables et leur computation avec la réforme de la Loi du 17 Juin 2008
- Rappelant les dispositions de l’article 2262 du code civil, dans sa rédaction applicable à la date de réception des travaux, de l’article 1792-4-3 du même code, dans sa rédaction issue de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, et du II de l’article 26 de la même loi.
- Soulignant qu’à la date de réception des travaux, le 27 juillet 1999, il résultait des principes dont s’inspirait l’article 2262 précité du code civil, que l’action du maître d’ouvrage tendant à la mise en jeu de la responsabilité contractuelle des constructeurs se prescrivait par trente ans
- précisant qu’aucune règle applicable en droit public n’avait pour effet de limiter à dix ans le délai dans lequel cette responsabilité était susceptible d’être recherchée.
- estimant que la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile ayant réduit la durée de la prescription applicable à l’espèce, le délai de dix ans prévu à l’article 1792-4-3 du code civil précité doit courir à compter du 19 juin 2008, date d’entrée en vigueur de cette loi.
- Concluant qu’au moment du recours en plein contentieux de la Commune le 28 Mai 2014, la prescription de la responsabilité contractuelle n’était pas acquise.
La solution dégagée au titre du devoir de conseil pour le maître d’œuvre est sévère.
Elle l’est d’autant plus que le maître d’œuvre est privé de recours en garantie contre les constructeurs » (CE, 28/01/2011, n°330693) :
« Le préjudice subi par le maître d’ouvrage qui a été privé de la possibilité de refuser la réception des ouvrages ou d’assortir cette réception de réserves, du fait d’un manquement du maître d’œuvre à son obligation de conseil, et dont ce dernier doit réparer les conséquences financières, n’est pas directement imputable aux manquements aux règles de l’art commis par les entreprises en cours de chantier ; qu’il suit de là que la cour administrative d’appel a pu, sans erreur de droit, rejeter pour ce motif les appels en garantie formulés par les maîtres d’œuvre à l’encontre des entreprises chargées de la réalisation des travaux«