Le demandeur initial à une expertise judiciaire peut-il se prévaloir de l’effet interruptif d’une assignation aux fins d’extension délivrée à une tierce partie par l’un des adversaires qu’il a assigné ? La question n’est pas dénuée d’intérêt au regard de la durée moyenne d’une expertise judiciaire et du nombre de parties susceptibles d’être concernées. La 3ème Chambre civile de la Cour de cassation, par son arrêt du 25 Mai 2022 (C.Cass., Civ. 3ème, 25 mai 2022, n° 19-20563) a l’occasion de confirmer sa jurisprudence, celle-ci ayant déjà pu indiquer que :
- Pour être interruptive de prescription, une demande en justice doit être dirigée contre celui qu’on veut empêcher de prescrire (Cass., Civ. 3ème, 19 septembre 2019, n°18-15833).
- La suspension de la prescription résultant de la mise en œuvre d’une mesure d’instruction n’est pas applicable au délai de forclusion de la garantie décennale (Cass., Civ. 3ème, 19 septembre 2019, n°18-15833).
- L’assignation délivrée contre un assureur en une qualité donnée ne vaut pas contre ce même assureur sous une autre qualité : assigner un assureur en qualité d’assureur DO ne vaut pas assignation (et donc interruption) en sa qualité d’assureur RCD (en ce sens : Cass., Civ. 3ème, 29 Mars 2018, pourvoi n° 17-15042)
- La demande d’expertise en référé sur les causes et conséquences des désordres et malfaçons ne tendait pas au même but que la demande d’annulation du contrat de construction, de sorte que la mesure d’instruction ordonnée n’a pas suspendu la prescription de l’action en annulation du contrat (C.Cass., Civ. 3ème, 17 Octobre 2019, n° 18-19611 et 18-20550).
Plus précisément, la 3ème Chambre civile a déjà indiqué à plusieurs reprises que l’assignation en référé aux fins d’extension n’a pas d’effet erga omnes. L’effet interruptif de l’action en justice ne vaut que son auteur. Le maître d’ouvrage ne doit donc pas compter sur l’assignation en extension d’expertise délivrée par l’assureur DO contre les constructeurs et leurs assureurs pour interrompre ses propres délais (en ce sens : C.Cass, Civ. 3ème, 21 mars 2019, pourvoi n°17-28021) ou encore par le constructeur contre son sous-traitant (Cass., Civ. 3ème, 29 Octobre 2015, pourvoi n° 14-24771).
Pourtant, la Cour de cassation avait pu retenir que « toute décision judiciaire apportant une modification quelconque à une mission d’expertise ordonnée par une précédente décision a un effet interruptif de prescription à l’égard de toutes les parties, y compris à l’égard de celles appelées uniquement à la procédure initiale, et pour tous les chefs de préjudice procédant du sinistre en litige » :
- Par sa 1ère Chambre : Cass., Civ. 1ère, 27 Janvier 2004, n°01-10847
- Par sa 2ème Chambre : Cass., Civ. 2ème, 10 Novembre 2009, n°08-19371
- Par sa 3ème Chambre : Cass., Civ. 3ème, 28 Mars 2012, n°10-28093
avant que la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation ne procède à un revirement de jurisprudence.
C’est ce principe que la Cour d’appel avait retenu dans l’arrêt du 25 Mai 2022, et que la 3ème Chambre civile vient censurer.
En l’espèce, sur le plan factuel et procédural, il convient de retenir que :
- un sinistre s’est produit le 26 septembre 2007 dans une unité de stockage érigée sur un site industriel que la communauté d’agglomération, qui l’avait acquis de la SEBL, a loué à la société Élysée cosmétiques par contrat de crédit-bail immobilier du 27 septembre 2000.
- La réalisation de cette unité de stockage avait été confiée par la SEBL à la société Coreal, laquelle avait sous-traité la réalisation de son système de protection incendie à la société Eau et feu, qui avait sous-traité l’installation de la centrale de détection à la société ATSE, devenue Chubb sécurité, laquelle avait elle-même sous-traité une partie du câblage de l’installation à la société Telema et la fourniture des détecteurs incendie à la société Det-Tronics.
- Le sinistre a eu pour origine le déclenchement intempestif de l’alarme incendie, ayant provoqué la fermeture des portes coupe-feu ainsi que le déclenchement du système d’extinction par dispersion de mousse, lequel a détruit le stock de produits entreposé dans les lieux par la société Elysée cosmétiques.
- La Société Elysée Cosmétiques a assigné les sociétés Eau et feu, Chubb sécurité et Det-Tronics en référé-expertise le 29 octobre 2007
- la mesure d’expertise, ordonnée le 13 novembre 2007, a ensuite été successivement étendue à la société AGCS, assureur de la société Elysée cosmétiques, à la SEBL, assurée auprès de la société Axa, à la communauté d’agglomération, à la société Coreal et à son assureur, la société Axa, puis, le 23 mai 2012, à la Société RSA et à la Société Chubb European, assureurs successifs de la société Eau et feu.
- Une procédure de sauvegarde a été ouverte le 24 mars 2009 à l’égard de la société Élysée cosmétiques, puis un jugement du 4 mai 2010 a arrêté un plan de sauvegarde de la société et désigné M. [J] en qualité de commissaire à l’exécution de ce plan.
- Entre-temps, la société Élysée cosmétiques avait assigné en indemnisation devant un tribunal de commerce la société Eau et feu, la société Chubb sécurité et la société Det-Tronics, par actes du 12 février 2010, puis la SEBL et la communauté d’agglomération, par actes des 25 et 26 octobre 2010.
- La SEBL a appelé en garantie la société Coreal et son assureur, la société Axa, lesquels ont appelé en garantie les sociétés Eau et feu, RSA, Chubb sécurité, aux droits de laquelle se trouve la société Chubb France, Det-Tronics, Chubb European, et AGCS, ainsi que la société Allianz IARD, assureur de la société Telema.
- La société RSA a appelé en garantie les sociétés Eau et feu, Chubb European, Chubb France et AGCS.
- La société Élysée cosmétiques, par conclusions du 16 juillet 2013, ainsi que la société AGCS, par conclusions du 10 septembre 2015, ont formé des demandes en paiement à l’encontre de la société RSA, ès qualité d’assureur de la Société Eau et feu.
Dans le cadre de la procédure au fond, la Société RSA a opposé la prescription des actions directes exercées par les Sociétés Élysée cosmétiques et AGCS.
La Cour d’appel de REIMS, par un arrêt en date du 9 Juillet 2019, a rejeté la prescription, aux motifs que :
- le point de départ du délai de prescription relatif à l’action est la date à laquelle s’est réalisé le dommage, soit le 26 septembre 2007, et que, par application des dispositions transitoires de la loi du 17 juin 2008, ce délai a expiré le 19 juin 2013.
- la société Élysée cosmétiques a assigné la société Eau et Feu en référé-expertise le 29 octobre 2007, qu’il a été fait droit à cette demande, que le tribunal de commerce a déclaré les opérations d’expertise communes et opposables à la société RSA par ordonnance du 23 mai 2012, et que les actions exercées par la société Élysée cosmétiques et la société AGCS à l’encontre de la société RSA l’ont été par voie de conclusions respectivement notifiées les 10 septembre 2015 et 16 juillet 2013, soit postérieurement au 19 juin 2013.
- les ordonnances de référé qui étendent à d’autres parties les opérations d’expertise ordonnées en justice apportent une modification à la mission de l’expert et ont par conséquent un effet interruptif de prescription à l’égard de toutes les parties, y compris à l’égard de celles appelées uniquement à la procédure initiale,
- ainsi l’ordonnance du 23 mai 2012 a interrompu le délai de prescription à l’égard de la société Élysée cosmétiques et de son assureur, qui n’agit que par subrogation dans les droits de son assurée, l’effet interruptif de prescription de l’action du subrogeant s’étendant à l’assureur subrogé dans ses droits.
La Société RSA a formé un pourvoi.
Sous le visa des articles 2224 et 2241 du Code civil, la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation rappelle que :
- Aux termes du premier de ces textes, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
- Il résulte du second que, pour interrompre le délai de prescription ou de forclusion, la demande en justice doit émaner de celui dont le droit est menacé de prescription et être adressée à la personne en faveur de laquelle court la prescription.
Avant de censurer la Cour d’appel en énonçant que :
« il résulte des éléments de la procédure que l’ordonnance de référé du 23 mai 2012 déclarant commune à la société RSA l’expertise ordonnée en référé le 13 novembre 2007 avait été rendue à la demande des sociétés Coreal et Axa, et non des sociétés Élysée cosmétiques et AGCS, en sorte qu’elle n’a pu avoir pour effet d’interrompre la prescription des actions engagées par ces dernières à l’égard de la société RSA, la cour d’appel a violé les textes susvisés »
Les sociétés Élysée cosmétiques et AGCS n’avait assigné que la Société Eau et Feu le 29 Octobre 2017. Elles n’étaient pas à l’origine des demandes d’extension à de nouvelles parties.
L’assignation contre l’assuré n’a pas interrompu le délai de prescription pour agir contre l’assureur au titre de l’action directe, étant rappelé que si l’action de la victime contre l’assureur de responsabilité, qui trouve son fondement dans le droit de la victime à réparation de son préjudice, se prescrit par le même délai que son action contre le responsable, elle peut cependant être exercée contre l’assureur, au-delà de ce délai, tant que celui-ci reste exposé au recours de son assuré (C.Cass., Civ. 3ème, 20 octobre 2021, n°20-21129). L’action directe est possible tant que l’assureur est susceptible de subir, du moins théoriquement, le recours de son assuré : il faut alors rechercher à quelle date l’assignation en référé a été délivrée à l’assuré pour calculer le délai de deux années, comme l’a exposé la Cour de cassation dans un arrêt du 15 Mai 2013 (C.Cass., Civ. 3ème, 15 mai 2013, n°12-18027). Cette solution a encore été récemment rappelé (C.Cass., Civ. 3ème, 19 mars 2020, n°19-12800) ou encore plus récemment le 4 Mars 2021 (C.Cass., Civ., 3ème, 4 Mars 2021, n° 19-23415).