Le régime de la responsabilité décennale est réservé aux désordres les plus graves, soit, selon l’article 1792 du Code civil les « dommages, même résultant d’un vice du sol, qui compromettent la solidité de l’ouvrage ou qui, l’affectant dans l’un de ses éléments constitutifs ou l’un de ses éléments d’équipement, le rendent impropre à sa destination« .
L’article 1792-2 du Code civil ajoute :
« La présomption de responsabilité établie par l’article 1792 s’étend également aux dommages qui affectent la solidité des éléments d’équipement d’un ouvrage, mais seulement lorsque ceux-ci font indissociablement corps avec les ouvrages de viabilité, de fondation, d’ossature, de clos ou de couvert.
Un élément d’équipement est considéré comme formant indissociablement corps avec l’un des ouvrages de viabilité, de fondation, d’ossature, de clos ou de couvert lorsque sa dépose, son démontage ou son remplacement ne peut s’effectuer sans détérioration ou enlèvement de matière de cet ouvrage« .
Le Conseil d’Etat a l’occasion de revenir sur la caractérisation de la gravité décennale lorsque le désordre affecte un élément dissociable de l’ouvrage, et de confirmer sa jurisprudence.
Ainsi, un désordre affectant un élément d’équipement dissociable peut relever de la responsabilité si l’ouvrage, dans son ensemble est rendu impropre à sa destination (CE, 8 décembre 1999, n°138651 : pour des désordres affectant le groupe moto-pompe qui avait été installé dans une installation géothermique).
Toute la subtilité du raisonnement réside dans le fait que le désordre affectant l’équipement dissociable doit rendre l’ouvrage dans son ensemble impropre à sa destination. Il faut donc une appréciation globale.
Si le désordre n’affecte que le fonctionnement de cet équipement, la qualification décennale n’est pas acquise, ce que le Conseil d’Etat vient de confirmer.
Déjà, par un arrêt en date du 9 Novembre 2018 (CE, 09/11/2018, n°412916), le Conseil d’Etat avait énoncé que « la circonstance que les désordres affectant un élément d’équipement fassent obstacle au fonctionnement normal de cet élément n’est pas de nature à engager la responsabilité décennale du constructeur si ces désordres ne rendent pas l’ouvrage lui-même impropre à sa destination« .
Dans ces conditions, comme applications concrètes :
- La Cour administrative d’appel de LYON (CAA LYON, 25 Avril 1991, n°90LY00390) a écarté le fondement décennal pour des désordres affectant un ballon d’eau chaude aux motifs que « si la défaillance de ces ballons a nécessité leur mise hors circuit définitive, cette dernière, alors même qu’elle aurait entraîné une diminution du débit aux heures de pointe et une augmentation du coût de l’eau chaude, n’a pas eu pour effet d’interrompre la fourniture de l’eau chaude dans le foyer et n’a, ainsi, pas rendu l’immeuble impropre à sa destination«
- La Cour administrative d’appel de BORDEAUX a dénié l’application du fondement décennal pour des disfonctionnements affectant les escaliers mécaniques permettant d’accéder et de quitter les stations du métro bordelais (CAA BORDEAUX, 31 Janvier 2022, n°19BX02138)
En l’espèce, concernant l’arrêt du 9 Août 2023, les données factuelles et procédurales pertinentes étaient les suivantes :
- le département de la Drôme a confié, par acte d’engagement du 20 février 2006, la maitrise d’œuvre de l’opération de restructuration du collège Jean Zay à un groupement solidaire dont le mandataire était la société Atelier d’architecture 3A
- la société Sud-Nord Menuiserie Aluminium (SNMA) s’est vu confier le lot n° 7 relatif aux menuiseries aluminium.
- La réception a été prononcée le 1er février 2011 sans réserve, avec effet rétroactif au 15 novembre 2010.
- Dans l’année qui a suivi la réception sont survenus des désordres affectant les brise-soleil orientables installés par la société SNMA, qui ont persisté en dépit de plusieurs interventions.
- A la demande du département de la Drôme, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a, par ordonnance du 23 juin 2015, désigné un expert.
- A la suite du dépôt du rapport d’expertise, le 30 janvier 2018, le département de la Drôme a saisi le tribunal administratif de Grenoble d’une demande tendant à condamner solidairement, sur le fondement de la garantie décennale ou, à défaut, de la responsabilité contractuelle, les sociétés SNMA et Atelier d’Architecture 3A à lui verser une somme de 108 805,91 euros en réparation de ces désordres.
- Par un jugement du 22 juin 2020, le tribunal a condamné solidairement, au titre de leur responsabilité contractuelle, les sociétés SNMA, mise en liquidation judiciaire par un jugement du tribunal de commerce de Lyon du 10 septembre 2019, et Atelier d’Architecture 3A à verser au département de la Drôme la somme de 90 805,91 euros en réparation de ces désordres.
Par un arrêt du 21 juillet 2022, la cour administrative d’appel de Lyon a, sur appel de la société Atelier d’Architecture 3A
- annulé ce jugement en tant qu’il a condamné cette société à verser au département de la Drôme la somme de 90 805,91 euros
- mis à la charge de la société SNMA la somme de 4 304,66 euros au titre des frais d’expertise
- rejeté le surplus des conclusions des parties.
Le Département de la Drôme formé un pourvoi en cassation.
Dans un 1er temps, le Conseil d’Etat va rappeler et confirmer sa jurisprudence, énonçant que
- des désordres apparus dans le délai d’épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, engagent la responsabilité des constructeurs, même s’ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l’expiration du délai de dix ans.
- La responsabilité décennale du constructeur peut être recherchée pour des dommages survenus sur des éléments d’équipement dissociables de l’ouvrage s’ils rendent celui-ci impropre à sa destination.
- La circonstance que les désordres affectant un élément d’équipement fassent obstacle au fonctionnement normal de cet élément n’est pas de nature à engager la responsabilité décennale du constructeur si ces désordres ne rendent pas l’ouvrage lui-même impropre à sa destination.
Ainsi, sa jurisprudence est confirmée.
Puis il procède à l’application concrète, considérant que
- le département de la Drôme, qui n’avait pas soutenu devant les juges du fond que les désordres litigieux traduiraient la méconnaissance d’une norme de sécurité, ne peut utilement reprocher à la cour administrative d’appel d’avoir commis une erreur de droit en ne recherchant pas si un éventuel défaut de conformité aux normes était susceptible de constituer un désordre de nature à rendre l’ouvrage impropre à sa destination. Ainsi, si le maître d’œuvre avait soulevé ce moyen en cause, la solution aurait pu être différente
- en jugeant que, grâce à l’aération des classes, les températures atteintes lors des jours ensoleillés ne rendaient pas l’ouvrage impropre à sa destination, la cour, qui ne s’est pas fondée sur la circonstance que les salles de classe n’avaient pas cessé d’être utilisées pour écarter toute impropriété à leur destination, n’a pas davantage commis d’erreur de droit.
Au passage, au sujet de l’apparition du désordre décennal, il sera relevé qu’à nouveau le Conseil d’Etat
- marque de nouveau sa divergence avec la Cour de cassation, celle-ci ayant déjà considéré que les désordres doivent atteindre de manière certaine, dans les dix ans après la réception de l’ouvrage, la gravité requise pour la mise en œuvre de la garantie décennale : le caractère inéluctable des infiltrations précisé par l’Expert est insuffisant (Cass., Civ. 3ème, 21 Septembre 2022, n° 21-15455).
- confirme ici aussi sa jurisprudence ((CE, 31 Mai 2010, n°317006; CE, 15 Avril 2015, n°376229).
Il est donc important, dès le stade de l’expertise judiciaire, de travailler sur la gravité du désordre dénoncé et son ampleur.