La 3ème Chambre civile de la Cour de cassation vient de prononcer un arrêt, destiné à double publication (au bulletin et au rapport), ô combien important pour les praticiens du droit de la construction, en offrant davantage de sécurité juridique pour les constructeurs et leurs assureurs.
Cet arrêt concerne le point de départ du délai de prescription des recours en garantie entre constructeurs et la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation opère un revirement de sa jurisprudence établie par son arrêt du 16 Janvier 2020 (C.Cass., Civ. 3ème, 16/01/2020, n°18-25915).
Avec la Loi du 17 Juin 2008, qui souhaitait uniformiser les délais de prescription, un doute est apparu concernant l’application :
- Soit de l’article 1792-4-3 du Code civil : « En dehors des actions régies par les articles 1792-3, 1792-4-1 et 1792-4-2, les actions en responsabilité dirigées contre les constructeurs désignés aux articles 1792 et 1792-1 et leurs sous-traitants se prescrivent par dix ans à compter de la réception des travaux« . Appliquer cette disposition unifie les délais mais pose une difficulté pour le constructeur assigné en limite de délai car il doit réagir très rapidement sous peine d’être privé de tout recours.
- Soit de l’article 2224 du Code civil : « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer« . Les appels en garantie doivent, avec cet article, s’effectuer dans un délai de 5 ans à compter de la mise en cause, étant rappelé que celle-ci peut être constituée par la demande de référé expertise du maître d’ouvrage. Privilégier cette application préserve les recours en garantie mais nuit en retour à la sécurité juridique puisqu’un constructeur pourra être recherché bien au-delà du délai de 10 ans par le jeu des appels en garantie en cascade.
Les Cours d’appel ont observé des positions divergentes de sorte qu’une réponse claire de la Cour de cassation était nécessaire pour clarifier le débat et uniformiser la jurisprudence. L’insertion des dispositions de l’article 1792-4-3 du Code civil sous le Titre III du Chapitre VIII du Livre III du Code civil, relatif au contrat de louage d’ouvrage pouvait permettre d’émettre des réserves sur l’application de ces disposition, en l’absence de contrat de louage d’ouvrage entre constructeurs.
Dans le cadre d’un recours de l’entreprise principale contre le sous-traitant, le fondement est la responsabilité contractuelle.
Dans le cadre d’un recours entre co-locateurs d’ouvrage, non liés par un contrat, le fondement est délictuel.
Par son arrêt du 16 Janvier 2020 (C.Cass., Civ. 3ème, 16/01/2020, n°18-25915), la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation avait rappelé dans un 1er temps que les recours en garantie échappent au fondement décennal :
- car le recours d’un constructeur contre un autre constructeur a pour objet de déterminer la charge définitive de la dette que devra supporter chaque responsable ;
- rappelant qu’elle a déjà jugé qu’une telle action, qui ne peut être fondée sur la garantie décennale, est de nature contractuelle si les constructeurs sont contractuellement liés et de nature quasi-délictuelle s’ils ne le sont pas (Cass., Civ. 3ème, 3e Civ., 8 février 2012, pourvoi n° 11-11417).
Dans un 2ème temps, la Cour de cassation avait explicité les raisons pour lesquelles le délai de la prescription de ce recours en garantie entre constructeurs et son point de départ ne relèvent pas des dispositions de l’article 1792-4-3 du code civil. Elle indiquait que :
- ce texte, créé par la loi du 17 juin 2008 et figurant dans une section du code civil relative aux devis et marchés et insérée dans un chapitre consacré aux contrats de louage d’ouvrage et d’industrie, n’a vocation à s’appliquer qu’aux actions en responsabilité dirigées par le maître de l’ouvrage contre les constructeurs ou leurs sous-traitants
- fixer la date de réception comme point de départ du délai de prescription de l’action d’un constructeur contre un autre constructeur pourrait avoir pour effet de priver le premier, lorsqu’il est assigné par le maître de l’ouvrage en fin de délai d’épreuve, du droit d’accès à un juge
- la Cour de cassation a, dès avant l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, jugé que le point de départ du délai de l’action d’un constructeur contre un autre constructeur n’était pas la date de réception de l’ouvrage (Cass., Civ. 3ème, 3e Civ., 8 février 2012, pourvoi n° 11-11417).
Elle avait dès lors conclu que :
- le recours d’un constructeur contre un autre constructeur ou son sous-traitant relève des dispositions de l’article 2224 du code civil
- il se prescrit donc par cinq ans à compter du jour où le premier a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
Le point de départ du délai de prescription était donc l’assignation en référé. La position du Conseil d’Etat était bien différente (CE, 10 Février 2017, n° 391722), estimant que l’introduction d’une demande d’expertise, si elle est susceptible d’interrompre le délai de prescription, n’est pas de nature à faire courir le délai de dix ans prévu par l’article 2270-1 du Code civil, dès lors qu’elle ne présente pas le caractère d’une demande indemnitaire.
Les implications pratiques étaient considérables au vu des délais rencontrés dans les affaires impliquant une expertise judiciaire.
Cette jurisprudence a conduit les constructeurs et leurs assureurs à sécuriser leurs intérêts et recours en faisant délivrer, des assignations en garantie contre les autres constructeurs et leurs assureurs respectifs, au fond, sollicitant un sursis à statuer dans l’attente
- soit d’un recours au fond du maître d’ouvrage
- soit à tout le moins du dépôt du rapport de l’Expert judiciaire.
Les Juridictions, souffrant déjà d’un manque de magistrats, ont vu croître encore davantage le flot de dossiers.
De même, les Greffes des référés ont connu un surcroit d’activité puisque l’assignation en référé du demandeur a pu déclencher, de la part du constructeur assigné, des assignations en référé tendant aux mêmes fins contre les constructeurs et assureurs co-défendeurs. Il était cependant permis de douter de cette pratique qui interroge sur l’objet d’une demande qui tend au même but que l’assignation initiale.
Cette jurisprudence était donc critiquable et critiquée.
Néanmoins, la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation a confirmé sa jurisprudence par son arrêt du 1er Octobre 2020 (C.Cass., Civ. 3ème, 1er Octobre 2020, n° 19-21502).
Deux autres voies étaient cependant envisageables pour fixer le point de départ du délai de prescription quinquennale :
- soit le dépôt du rapport de l’Expert judiciaire
- soit l’assignation au fond du demandeur, principalement le maître d’ouvrage.
C’est cette 2ème option qu’a finalement retenu la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation dans son arrêt du 14 Décembre 2022 (C.Cass., Civ. 3ème, 14 décembre 2022, n° 21-21.305, aux termes d’une motivation détaillée, avec un revirement d’application immédiate.
Sur le plan factuel, il convient de retenir que
- un OPH a confié au groupement constitué notamment de la société ATE, assurée auprès de la MAF, la maîtrise d’œuvre de travaux de restructuration et de réhabilitation d’un immeuble.
- La société Arcade développement, devenue Arcade ingénierie, assurée auprès de la société L’Auxiliaire, est intervenue en qualité de sous-traitant de la société ATE.
- La réception a eu lieu le 2 novembre 2008.
- Se plaignant de désordres, l’OPH a, sur requête adressée le 13 septembre 2011 au tribunal administratif, obtenu la désignation d’un expert par ordonnance du 1er décembre 2011.
- Par jugement du 19 janvier 2016, confirmé par arrêt de la cour administrative d’appel du 15 mars 2018, la société ATE a été condamnée, avec d’autres constructeurs, à payer à l’OPH une certaine somme pour remédier aux désordres.
- Par acte du 6 mars 2018, la société ATE et la MAF ont assigné la société Archibald, ès qualités de mandataire judiciaire, et la société L’Auxiliaire pour que celle-ci soit condamnée à leur rembourser les sommes qu’elles avaient payées à l’OPH
Par un arrêt en date du 28 Mai 2021, la Cour d’appel de PARIS a déclaré irrecevables comme prescrites les demandes formées contre la société L’Auxiliaire, en retenant que la prescription avait commencé à courir à compter de la requête en référé-expertise adressée par l’OPH d’Aubervilliers au tribunal administratif de Montreuil, soit le 13 septembre 2011.
La Société ATE et la MAF ont formé un pourvoi qui donne l’occasion à la 3ème Chambre civile d’opérer un revirement, sous le visa des articles 2219 et 2224 du code civil et de l’article L. 110-4, I, du code de commerce.
Elle commence par rappeler que
- Aux termes du premier de ces textes (article 2219 du Code civil), la prescription extinctive est un mode d’extinction d’un droit résultant de l’inaction de son titulaire pendant un certain laps de temps.
- Il résulte des deux derniers (article 2224 du Code civil et L. 110-4, I du Code de commerce) que les obligations nées à l’occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
Puis elle revient sur son arrêt du 16 Janvier 2020 (C.Cass., Civ. 3ème, 16/01/2020, n°18-25915), et son impact, rappelant qu’elle a jugé
- d’une part, que le recours d’un constructeur contre un autre constructeur ou son sous-traitant relevait des dispositions de l’article 2224 de code civil et se prescrivait par cinq ans à compter du jour où le premier avait connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer,
- d’autre part, que tel était le cas d’une assignation en référé-expertise délivrée par le maître de l’ouvrage à l’entrepreneur principal, laquelle mettait en cause la responsabilité de ce dernier.
Elle explique ainsi que
- Cette dernière règle oblige cependant les constructeurs, dans certains cas, à introduire un recours en garantie contre d’autres intervenants avant même d’avoir été assignés en paiement par le maître ou l’acquéreur de l’ouvrage, dans le seul but d’interrompre la prescription
- En effet, même lorsqu’ils ont interrompu la prescription en formant eux-mêmes une demande d’expertise contre les autres intervenants à l’opération de construction, le délai de cinq ans qui, après la suspension prévue par l’article 2239 du code civil, recommence à courir à compter du jour où la mesure d’expertise a été exécutée, peut expirer avant le délai de dix ans courant à compter de la désignation de l’expert, pendant lequel le maître ou l’acquéreur de l’ouvrage peuvent agir en réparation de leurs préjudices.
La Cour de cassation reconnait le risque d’insécurité juridique pour les constructeurs exposé au risque d’un recours sur un temps plus long que celui de leurs recours en garantie.
Elle relève aussi – et surtout – que la multiplication de ces recours préventifs nuit à une bonne administration de la justice, ce qui la conduit à modifier sa jurisprudence.
Elle énonce alors que
- Le constructeur ne pouvant agir en garantie avant d’être lui-même assigné aux fins de paiement ou d’exécution de l’obligation en nature, il ne peut être considéré comme inactif, pour l’application de la prescription extinctive, avant l’introduction de ces demandes principales.
- Dès lors, l’assignation, si elle n’est pas accompagnée d’une demande de reconnaissance d’un droit, ne serait-ce que par provision, ne peut faire courir la prescription de l’action du constructeur tendant à être garanti de condamnations en nature ou par équivalent ou à obtenir le remboursement de sommes mises à sa charge en vertu de condamnations ultérieures.
- La jurisprudence nouvelle s’applique à l’instance en cours, dès lors qu’elle ne porte pas une atteinte disproportionnée à la sécurité juridique de la société L’Auxiliaire tout en préservant le droit d’accès au juge de la société ATE et de la MAF.
Il est important de relever que son revirement de jurisprudence ne trouve pas à s’appliquer si l’assignation en référé expertise s’accompagne d’une demande de reconnaissance d’un droit, et notamment une demande de provision.
Il conviendra alors d’être particulièrement vigilant si la demande d’expertise judiciaire s’accompagne d’une demande de provision, y compris une demande de provision ad litem.
La Cour de cassation aborde enfin le fond de l’arrêt qui la saisit
- pour censurer le raisonnement de la Cour d’appel de PARIS qui avait fait application de la jurisprudence du 16 Janvier 2020
- en retenant comme point de départ la requête de l’OPH adressée à la juridiction administrative aux fins d’indemnisation de ses préjudices.
Ce revirement de jurisprudence est donc à saluer tout en restant prudent :
- en présence d’une demande d’expertise judiciaire couplée avec une demande de provision
- en cas d’assignation au fond suivie d’une demande d’expertise judiciaire devant le Juge de la mise sur le fondement de l’article 789 du Code de procédure civile.