A l’égard du maître d’ouvrage, un groupement de constructeurs peut impliquer des conséquences redoutables au titre de la solidarité, ce que le Conseil d’Etat a rappelé récemment, en relevant que l’acte d’engagement entre l’université et le groupement conjoint avec mandataire solidaire ne comportait pas la répartition détaillée des prestations à exécuter par chacun des membres du groupement, de sorte que chaque membre du groupement était tenu envers le maître d’ouvrage de l’exécution de l’ensemble des prestations contractuelles (CE, 12 Octobre 2023, n°462994). Si un tableau des répartitions des missions et/ou missions a été formalisé, pour être opposable au maître d’ouvrage, il est nécessaire que ce tableau ait été contractualisé avec ce dernier (CE, 10 Février 1995, n°80255).
En retour, et puisque le maître d’ouvrage est tenu de régler les prestations dues au groupement, la désignation d’un mandataire est-elle de nature à paralyser toute réclamation des autres membres du groupement pour le paiement des travaux réalisés voire le paiement du solde global du marché ?
La question présente un intérêt pratique indéniable et permet de préserver les intérêts financiers du constructeur, sans forcément dépendre du mandataire du groupement.
Du côté du Juge administratif, le Conseil d’Etat retient que
- en l’absence de stipulation particulière dans le contrat d’engagement, la désignation d’un mandataire pour représenter les membres du groupement auprès du maître de l’ouvrage n’a pas pour effet de confier à ce mandataire la représentation exclusive des autres entreprises solidaires devant le juge du contrat, qui gardent donc la possibilité de s’adresser à ce dernier pour obtenir le paiement du solde global du marché (CE, 25 Juin 2004, n°250573)
- un membre d’un groupement solidaire, qu’il en soit ou non le mandataire, est recevable à demander le paiement, pour son propre compte, des seules prestations qu’il a personnellement effectuées, y compris lorsque le marché ne précise pas la répartition des tâches entre les membres de ce groupement (CE, 19 Mai 2022, n°454637 ; CAA de NANTES, 4ème chambre, 16/09/2022, 21NT03451) a déjà
La Cour de cassation a l’occasion d’appréhender elle aussi cette question au travers de son arrêt publié du 19 Septembre 2024 (C.Cass., Civ. 3ème, 19 Septembre 2024, n° 22-21831). La solution est à notre sens inédite.
Sur le plan factuel et procédural, il convient de retenir que
- pour la construction d’un centre commercial, la société Corsica commercial center et la SCI Baleo-2 ont confié, en leur qualité de maîtres de l’ouvrage, un lot n° 26 « CVC désenfumage » à un groupement d’entreprises constitué des sociétés Thermatic et Mécafroid, cette dernière étant désignée mandataire commun, et un lot n° 61 « descente d’eaux pluviales » à la société Thermatic seule, les actes d’engagement prévoyant un début de travaux le 10 juillet 2016.
- La société Thermatic a assigné la société Corsica commercial center et la SCI Baleo-2 devant le juge des référés en paiement de provisions au titre du solde des deux marchés.
Par un arrêt en date du 19 Janvier 2022, la Cour d’appel de BASTIA, statuant en référé, a rejeté cette demande au motif qu’il y aurait des contestations sérieuses concernant
- la question de savoir si le groupement des deux sociétés était conjoint ou solidaire et celle relative à l’étendue des pouvoirs du mandataire, qui nécessitent une interprétation des conventions conclues entre les parties et des textes légaux applicables
- la question de savoir si le groupement des deux sociétés était conjoint ou solidaire et celle relative à l’étendue des pouvoirs du mandataire, qui nécessitent une interprétation des conventions conclues entre les parties et des textes légaux applicables
La Société THERMATIC a formé un pourvoi.
Sur la question de la qualité à agir, sous le visa des articles 31 et 808 du Code de procédure civile, dans sa rédaction alors applicable la Cour de cassation
- rappelle qu’il résulte de ces textes que toute personne qui justifie d’un intérêt légitime au succès d’une prétention peut introduire une instance en référé et qu’il appartient au juge des référés de se prononcer sur la fin de non-recevoir tirée d’un prétendu défaut de qualité du demandeur en référé, que la contestation de cette qualité par la partie adverse soit ou non sérieuse
- indique qu’il il incombait au Juge des référés de se prononcer sur la fin de non-recevoir tirée d’un défaut de qualité à agir de la demanderesse en référé, que la contestation de cette qualité par la partie adverse fût ou non sérieuse.
Puis la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation, sous le visa de l’article 809 du Code de procédure civile, rappelle que « selon ce texte, dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, le juge des référés peut accorder une provision au créancier » avant d’examiner en détails la motivation du Juge des référés ayant retenu l’existence de contestations sérieuses concernant la qualité à agir de la Société THERMATIC relativement aux demandes de paiement de provision, en l’occurrence :
- si, dans les pièces du marché, le groupement était qualifié de conjoint, la répartition détaillée des tâches des deux entreprises n’était pas précisée dans l’acte d’engagement et que les coordonnées bancaires de celles-ci n’y étaient pas mentionnées, de sorte que, malgré l’appellation de groupement conjoint, les cotraitants s’étaient obligés à l’égard de leurs cocontractants de façon indivisible et solidaire
- aux termes du cahier-type des clauses administratives générales applicables aux travaux de bâtiment faisant l’objet de marchés privés, le mandataire est le représentant unique des sociétés groupées dans les rapports avec le maître de l’ouvrage et constate que le cahier des clauses administratives particulières désigne le groupement conjoint d’entreprises constitué par les sociétés Thermatic et Mécafroid, dont cette dernière était le mandataire, par le terme « l’entreprise », ses dispositions relatives aux modalités de paiement et au décompte définitif ne faisant référence qu’à « l’entreprise » et non à la société Thermatic
avant que celui-ci ne retienne que « la question de savoir si le groupement des deux sociétés était conjoint ou solidaire et celle relative à l’étendue des pouvoirs du mandataire, qui nécessitent une interprétation des conventions conclues entre les parties et des textes légaux applicables, se heurtent à une contestation sérieuse et excèdent, par conséquent, l’office du juge des référés« .
La Cour de cassation censure, en énonçant que :
« en l’absence de convention contraire, la désignation d’un mandataire auprès du maître de l’ouvrage, pour représenter les membres du groupement, que celui-ci soit conjoint ou solidaire, n’a pas pour effet de priver ceux-ci de la possibilité d’agir directement en paiement du coût des travaux réalisés, qu’il s’agisse, dans le cas d’un groupement conjoint, des travaux réalisés par l’entreprise demanderesse à l’action, ou, dans le cas d’un groupement solidaire, du paiement du solde global du marché »
L’analyse du Juge des référés de la Cour d’appel n’était pourtant pas si incohérente puisqu’il est admis qu’il tranche une contestation sérieuse lorsqu’il interprète les clauses ambiguës (C.Cass., Civ. 1ère, 4 Juillet 2006, n°05-11591).
Avec son arrêt du 19 Septembre 2024, la 3ème Chambre civile permet aux membres d’un groupement de préserver leurs intérêts financiers et de tenter de rechercher, ainsi, plus rapidement une avance sur l’indemnisation de leurs préjudices, à la condition, préalablement, d’examiner les clauses du contrat conclu entre le maître d’ouvrage et le groupement, et notamment son CCAP.