Le système judiciaire français est marqué par une dualité juridictionnelle, avec le Conseil d’Etat d’un côté et la Cour de cassation de l’autre. Cette dualité ne va pas sans poser des difficultés dans l’articulation des recours.
Au fil des années, des assouplissements ont été notés, notamment pour la désignation d’un Expert par le Juge des référés, au contradictoire d’une partie qui ne relève manifestement pas de l’Ordre administratif ou judiciaire auquel ce Juge appartient. Il en va d’une bonne administration de la justice, permettant la désignation d’un seul et même Expert, dans un souci de cohérence et de rapidité.
A l’occasion d’une procédure d’expertise ordonnée par le Juge judiciaire, par exemple en responsabilité médicale, peuvent être mis en exergue des éléments permettant d’envisager une action contre un établissement personne publique, alors pourtant que celui-ci n’a pas été appelé à la cause.
Espérant faire l’économie d’une nouvelle phase d’expertise judiciaire ordonnée cette fois par le Juge administratif, un demandeur peut-il utilement se prévaloir du rapport déposé par l’Expert désigné par le Juge judiciaire, pour solliciter la condamnation de la personne publique à l’indemniser de ses préjudices, devant le Juge administratif ?
Le Conseil d’Etat (CE, 23/10/2019, n°419274) vient d’apporter une réponse riche en précisions concernant les conditions d’utilisation de ce rapport d’expertise.
En l’espèce, il convient de retenir que :
- Mme A… a subi le 25 juin 2008 au centre hospitalier universitaire de Rennes un changement de prothèse au genou gauche.
- Elle a ensuite été admise le 7 juillet au centre de rééducation fonctionnelle mutualiste de Kerpape, où elle a fait, le 23 juillet, une chute accidentelle qui a lésé son genou gauche.
- Elle a enfin été transférée le 20 août suivant au service de rééducation du centre hospitalier Bretagne Atlantique de Vannes-Auray, où une ponction réalisée le 29 septembre 2008 a révélé une infection par staphylocoque qui a imposé le retrait de la prothèse.
- Saisi par Mme A… dans le cadre d’un recours indemnitaire dirigé contre le centre de rééducation fonctionnelle de Kerpape, le juge des référés près le tribunal de grande instance de Lorient a ordonné une expertise aux fins de déterminer, notamment, les préjudices résultant pour elle de l’accident du 23 juillet 2008.
- Au vu de ce rapport d’expertise déposé le 14 mars 2012, Mme A… a saisi le tribunal administratif de Rennes d’une demande indemnitaire dirigée contre le centre hospitalier Bretagne Atlantique, fondée sur le caractère nosocomial de son infection à staphylocoque, avant de se désister de sa demande en cours d’instance.
Par un jugement du 19 novembre 2015, le tribunal administratif de RENNES a
- donné acte à Mme A… de son désistement
- admis le caractère nosocomial de l’infection
- condamné le centre hospitalier Bretagne Atlantique, sur le fondement du I de l’article L. 1142-1 du code de la santé publique, à indemniser les caisses primaires d’assurance maladie du Lot-et-Garonne et du Morbihan des prestations versées par celles-ci à la victime.
Par un arrêt en date du 26 Janvier 2018, la Cour administrative d’appel de NANTES a rejeté l’appel du centre hospitalier Bretagne Atlantique.
Celui-ci a formé un pourvoi
Par un considérant de principe, le Conseil d’Etat va énoncer que :
- Le respect du caractère contradictoire de la procédure d’expertise implique que les parties soient mises à même de discuter devant l’expert des éléments de nature à exercer une influence sur la réponse aux questions posées par la juridiction saisie du litige.
- Lorsqu’une expertise est entachée d’une méconnaissance de ce principe ou lorsqu’elle a été ordonnée dans le cadre d’un litige distinct, ses éléments peuvent néanmoins, s’ils sont soumis au débat contradictoire en cours d’instance, être régulièrement pris en compte par le juge, soit lorsqu’ils ont le caractère d’éléments de pur fait non contestés par les parties, soit à titre d’éléments d’information dès lors qu’ils sont corroborés par d’autres éléments du dossier.
Outre un nécessaire débat contradictoire en cours d’instance, le Juge ne peut donc prendre en compte les éléments contenus dans le rapport d’expertise ordonné par le Juge judiciaire que les seuls éléments suivants :
- Soit ces éléments ont le caractère d’éléments de pur fait non contestés par les parties
- Soit ces éléments ne valent qu’à titre d’information, dès lors qu’ils sont corroborés par d’autres éléments du dossier.
Le Conseil d’Etat va relever que la Cour administrative de NANTES, pour confirmer la condamnation du Centre Hospitalier Bretagne Atlantique, a pris en compte les conclusions du rapport d’expertise du 14 mars 2012 dans lequel l’expert, se bornant sur ce point à renvoyer à l’opinion du sapiteur, concluait que : » … le mécanisme le plus probable est celui d’une inoculation de dehors en dedans à partir d’une fistule interne qui se serait constituée en septembre 2008. / Cette inoculation s’est révélée à un séjour hospitalier à l’hôpital d’Auray mais elle est considérée comme liée aux soins compte tenu de la nature du germe retrouvé « .
Or, en statuant ainsi, la Cour administrative d’appel de NANTES a commis une erreur de droit, le Conseil d’Etat estimant que
- Elle a pris en compte les éléments d’un rapport d’une expertise ordonnée dans le cadre d’un autre litige
- Les éléments de ce rapport ne constituaient ni des éléments de pur fait non contestés par les parties ni des appréciations corroborées par d’autres éléments du dossier, la cour administrative d’appel
- Il importe peu que ces éléments aient été soumis au débat contradictoire devant elle.
L’arrêt est donc annulé.
Les demandeurs n’auront donc guère d’autres choix que de reprendre le chemin d’une expertise judiciaire. La situation est d’autant plus compliquée en l’espèce que la victime s’était désistée de sa demande, de sorte que sa participation aux nouvelles opérations d’expertise est compromise.
Dès lors, si l’économie d’une nouvelle procédure d’expertise est tentante, cette option n’est pas sans risque, pouvant conduire au résultat inverse à celui escompté, à savoir un allongement de la procédure.