Par deux arrêts en date du 8 Janvier 2020, le Conseil d’Etat a été amené à apprécier les effets de la réception et sa portée. Par un arrêt du 8 janvier 2020 (CE, 8 Janvier 2020, n° 428280), il a rappelé que si les désordres apparents privent de recours le maître d’ouvrage de recours contre les constructeurs, la responsabilité du maître d’œuvre peut néanmoins être recherchée au titre de son devoir de conseil.
Par un arrêt du même jour (CE, 8 Janvier 2020, n° 434430), il a également rappelé que la portée de la réception n’est pas absolue et qu’il ne faut surtout pas négliger la phase du décompte général définitif (DGD).
Cet arrêt est d’autant plus intéressant qu’il concerne des travaux supplémentaires réalisés conformément au rapport d’un Expert judiciaire désigné en cours de chantier, avant réception. La question de la prise en charge de ces travaux est donc appréhendée au travers du DGD et non directement devant le Juge administratif.
En droit, il convient de rappeler que :
- Le caractère global et forfaitaire du marché public ne fait pas obstacle à l’indemnisation de l’entrepreneur lorsque celui-ci a été contraint de réaliser des travaux supplémentaires indispensables pour la réalisation de son ouvrage dans les règles de l’art.
- La solution est constante et s’applique nonobstant les dispositions de l’article 15.3 du CCAG TRAVAUX (en ce sens : CE, 14 Juin 2002 n° 219874).
- « les entreprises peuvent demander à être indemnisées à hauteur des travaux supplémentaires qu’elles ont réalisés sans ordre de service du maître de l’ouvrage dès lors que ces travaux sont indispensables à la réalisation de l’ouvrage dans les règles de l’art» (CAA NANTES, 2 Novembre 2016, requête n° 14NT01228).
- L’établissement du décompte général définitif ne fait pas obstacle à l’appel en garantie du maître d’ouvrage contre un locateur d’ouvrage sauf en l’absence de réserve émise, même non chiffrée, en connaissance du manquement (CE, 6 Mai 2019, n° 420765)
- le maître d’ouvrage doit veiller à poser des réserves lors de la notification du décompte général, même si elles ne peuvent être chiffrées, ou à surseoir à l’établissement du décompte jusqu’à ce que sa créance puisse y être intégrée. A défaut, il ne pourra plus rechercher la responsabilité contractuelle de l’entreprise mise en cause (CE, 19 Novembre 2018, n° 408203).
L’intervention du DGD est donc tout aussi déterminante que la réception.
En l’espèce, sur le plan factuel, il faut retenir notamment que
- par acte d’engagement du 15 février 2010, la communauté d’agglomération du Grand Angoulême a confié la maîtrise d’oeuvre de la réalisation d’une médiathèque à Angoulême à un groupement conjoint comprenant la société Loci Anima, désormais dénommée Fra Architectes, mandataire, la société Ginger Séchaud Bossuyt, bureau d’études, aux droits de laquelle est venue la société OTEIS, la société Avel Acoustique et la société Fabrique Créative
- Ce contrat portait sur une mission de base à laquelle s’ajoutaient une mission d’exécution et une mission de synthèse.
- Le lot n° 3 » Gros oeuvre-terrassement-chapes-maçonnerie » a été confié aux sociétés ALM Allain, BG2C et Longeville.
- Le contrôle technique des travaux a été confié à la société Bureau Alpes contrôles
- alors que les travaux de construction étaient en cours, de nombreuses infiltrations d’eau dans le local des centrales de traitement d’air ont été constatées à partir du mois de juin 2014.
- La communauté d’agglomération du Grand Angoulême a sollicité une expertise, ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif de Poitiers le 14 septembre 2015
- le rapport a été rendu le 4 juillet 2016, mettant en cause un défaut d’étanchéité des gaines d’échappement dits » carneaux » enterrés et l’absence de réalisation d’un fourreau d’évacuation des eaux de ruissellement pour un rejet en pleine terre, alors que cette prestation, prévue initialement, n’a pas fait l’objet de plans d’exécution
- suivant les préconisations de l’expert, des travaux de dévoiement des petits carneaux, remplacés par des gaines internes au bâtiment, et d’étanchéité des grands carneaux ont été réalisés pendant l’expertise.
- La réception de l’ouvrage avec réserve a été prononcée le 30 juillet 2015
- la levée des réserves est intervenue le 24 novembre 2015 sur proposition de la société Loci Anima, maître d’oeuvre.
Saisi par la communauté d’agglomération du Grand Angoulême sur le fondement des dispositions de l’article R. 541-1 du code de justice administrative, le tribunal administratif de Poitiers, par un jugement du 19 décembre 2018, a rejeté sa demande de condamner les sociétés Loci Anima, OTEIS, Bureau Alpes contrôles, ALM Allain, BG2C et Longeville à lui verser à titre de provision la somme de 149 457,45 euros toutes taxes comprises.
¨Par une Ordonnance en date du 23 Août 2019, le Juge des référés de la Cour administrative d’appel de BORDEAUX a
- annulé l’Ordonnance du Juge des référés du Tribunal administratif de POITIERS
- opéré un partage de responsabilité entre le maître d’ouvrage et la Société FRA ARCHITECTES
- uniquement condamné la Société FRA ARCHITECTES à verser au maître d’ouvrage une somme de 2 768,24 euros à titre de provision sur les frais d’expertise
- rejeté le surplus des conclusions de sa requête.
La communauté d’agglomération du Grand Angoulême a formé un pourvoi.
Le Conseil d’Etat était donc saisi dans le cadre de l’article R. 541-1 du Code de justice administrative, soit le référé-provision.
A titre liminaire, il va rappeler que dans ce cadre, « pour regarder une obligation comme non sérieusement contestable, il appartient au juge des référés de s’assurer que les éléments qui lui sont soumis par les parties sont de nature à en établir l’existence avec un degré suffisant de certitude« .
Ensuite, et surtout, sur les effets de la réception et du DGD, il va rappeler que :
- La réception est l’acte par lequel le maître de l’ouvrage déclare accepter l’ouvrage avec ou sans réserve.
- Elle met fin aux rapports contractuels entre le maître de l’ouvrage et les constructeurs en ce qui concerne la réalisation de l’ouvrage.
- Si elle interdit, par conséquent, au maître de l’ouvrage d’invoquer, après qu’elle a été prononcée, et sous réserve de la garantie de parfait achèvement, des désordres apparents causés à l’ouvrage ou des désordres causés aux tiers, dont il est alors réputé avoir renoncé à demander la réparation, elle ne met fin aux obligations contractuelles des constructeurs que dans cette seule mesure.
- Ainsi la réception demeure, par elle-même, sans effet sur les droits et obligations financiers nés de l’exécution du marché, à raison notamment de retards ou de travaux supplémentaires, dont la détermination intervient définitivement lors de l’établissement du solde du décompte définitif.
- Seule l’intervention du décompte général et définitif du marché a pour conséquence d’interdire au maître de l’ouvrage toute réclamation à cet égard.
puis va
- constater qu’en l’espèce le litige porte sur le remboursement à la communauté d’agglomération des travaux préconisés par l’Expert judiciaire dans son rapport, qu’elle a commandés et payés aux entreprises titulaires du lot n° 3 afin de permettre l’achèvement de l’ouvrage
- reprocher au Juge d’appel d’avoir commis une erreur de droit « en jugeant que la réception des travaux sans réserve faisait obstacle à tout remboursement du coût de ces travaux à la communauté d’agglomération, alors que cette réception ne mettait pas fin aux droits et obligations financiers nés de l’exécution du marché« .
C’est donc au travers de l’établissement du DGD que se réglera la question des travaux supplémentaires préconisés par l’Expert judiciaire dans son rapport, l’absence de réserves sur le PV étant indifférente.
Le Juge d’appel est par contre approuvé pour avoir estimé que
- l’étendue du préjudice indemnisable de la communauté d’agglomération impliquait d’apprécier si les travaux en litige étaient nécessaires à l’achèvement de l’ouvrage dans les règles de l’art ou constituaient une plus-value
- la demande du maître d’ouvrage se heurte en conséquence à des contestations sérieuses : cette question devra être par la juridiction qui sera saisie le cas échéant.
Le Conseil d’Etat confirme ainsi sa jurisprudence, ayant encore récemment appliqué ce principe (CE, 2 Décembre 2019, n° 423544).