Le projet de réforme de la justice vient d’être définitivement adopté.
Critiqué à bien des égards par les professionnels du droit, ce projet s’inscrit indéniablement dans une volonté de moderniser la justice qui devrait irrémédiablement suivre le mouvement d’évolution générale de notre société, éminemment et de plus en plus, économique.
Le rapport annexé au projet de loi comportait notamment un paragraphe 1.2.7 intitulé : « une justice plus prévisible ».
C’est sous ce titre prometteur que le gouvernement a choisi d’évoquer sa volonté de « donner une portée concrète » aux dispositions de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique dans le cadre du service public de la justice.
Cette « portée concrète » se décline sur deux plans :
- mesurer l’évolution de l’activité et la qualité du service rendu par le service public de la justice
- mettre l’ensemble des usagers mais aussi des acteurs du service public de la justice en mesure d’accéder à « une information pratique nourrie », des « indicateurs de procédure, des barèmes ou des référentiels jurisprudentiels indicatifs »
Rendre la justice plus prévisible, c’est donc, au vu de ce rapport :
- évaluer son niveau d’activité et la qualité de ses actions
- délivrer une information qui se voudra « nourrie » et accessible au plus grand nombre dans un format numérique
A l’Humain, si imprévisible, l’avenir substitue l’infaillible algorithme.
La question posée en titre d’un ouvrage récent de Messieurs COPE et ALEXANDRE : l’IA va-t-elle aussi tuer la démocratie ? est donc, plus que jamais, d’actualité.
La justice doit elle être nécessairement prévisible ?
Les tenants du risque zéro, de la « sécurité juridique », assureront qu’il est nécessaire, pour que la justice puisse remplir sa fonction d’apaisement social, qu’elle soit prévisible et constante dans ses décisions.
Mais n’est ce pas là cantonner le juge dans un rôle subalterne, appliquant la Loi de manière irraisonnée suivant des standards définis… et par qui ?
Corrélativement, n’y-a-t-il pas un risque de standardisation des argumentaires des plaideurs ? Le sens de la décision étant connu d’avance, à quoi bon nourrir une quelconque réflexion sur le sens et la portée d’un texte ? Finies les audaces jurisprudentielles qui pouvaient pourtant provoquer un sursaut législatif.
Au nom d’une plus grande prévisibilité, le législateur prend le parti d’une justice dont on promet l’efficacité à mesure que l’Humain s’effacera…
Dans cet avenir, promis comme radieux, puisque prévisible, l’avocat, jadis pourvoyeur de conseil, pourrait perdre sa place, sacrifié sur l’autel de l’Information « nourrie » et accessible à tous.
Il suffirait au justiciable d’en prendre connaissance, seul, derrière son écran.
Après tout, qui sait lire, sait nécessairement lire une décision de justice.
A l’ère de l’information brute, instantanée, commentée, recommentée, circulant à la vitesse des connexions aux réseaux, à quoi bon s’encombrer d’une analyse.
Chacun peut se faire sa propre opinion quel que soit le domaine. L’information n’est pas une question de compétence.
C’est bien méconnaître la technique du jugement et la notion même d’information au sens juridique du terme.
Juger c’est, d’une part, respecter un cadre procédural qui doit garantir un débat loyal.
Juger c’est, d’autre part, un acte relatif. Au-delà de la stricte application des principes et des Lois, le juge doit composer en fonction des situations qui lui sont soumises, de la réalité des faits qui lui sont exposés et des argumentaires qui sont développés.
Une décision de justice ne reflète pas LA vérité mais UNE vérité, celle du dossier et celle des parties.
Le législateur croit-il vraiment qu’un justiciable, confronté à sa base de données, seul derrière son écran, sera en mesure de décrypter cette vérité relative ?
La transmission d’une information est un acte fondamentalement complexe et les avocats en sont les premiers témoins, eux qui, au quotidien, engagent leur responsabilité professionnelle au titre des conseils qu’ils peuvent prodiguer.
Car comment s’assurer que l’information donnée est bien celle qui est reçue par le client ? :
- en procédant d’une part à une analyse préalable et objective de la situation soumise. Ces données pourront effectivement être soumises au moteur de recherche mais comment peut-on être sûr que les paramètres qui seront intégrés par le justiciable correspondent à l’exacte vérité de sa situation ?
- en maintenant une analyse fine et in concreto de chaque situation pour éviter les amalgames
- en étant à l’écoute de ses émotions…
Derrière les mots, se cachent souvent des maux. L’intelligence artificielle sera-t-elle vraiment capable de le décrypter ?
Concevoir l’intelligence artificielle comme un moyen d’atteindre la paix sociale au motif que la justice serait plus prévisible est un leurre.
Bien plus, elle pose effectivement la question de la menace pour la démocratie dont la justice est l’un des piliers.
Ne vaut-il pas mieux appréhender l’intelligence artificielle comme un outil, une ressource à partir de laquelle l’intelligence humaine va pouvoir déployer ses trésors d’audace au risque d’être imprévisible ?
A l’heure d’une remise en cause de nos systèmes politiques, de la montée des populismes, le danger est grand d’une utilisation aveugle d’outils dont la seule finalité serait d’éliminer toute forme d’intervention humaine au nom d’un fantasmatique progrès social.