Principe cardinal de la responsabilité civile, le principe de réparation intégrale commande de replacer la victime qui aurait été la sienne en l’absence de sinistre, sans pertes, ni profits.
De manière claire, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a pu énoncer à ce titre que « le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit » (C.Cass., Com., 10 Janvier 2012, n°10-26837).
La mise en œuvre de ce principe peut poser des difficultés d’articulation en matière de responsabilité contractuelle puisque le droit des contrats prévoit :
- Le versement de dommages et intérêts en l’absence d’exécution du contrat, en vertu des articles 1231-1 et suivants du Code civil (et aux articles 1146 et suivants du Code civil avant la réformation de l’Ordonnance du 10 Février 2016).
- pour le créancier, dans le cas des contrats synallagmatiques, de suspendre sa prestation en cas d’inexécution de ses obligations par son débiteur. Depuis l’Ordonnance du 10 Février 2016, l’article 1219 du Code civil énonce ainsi : « Une partie peut refuser d’exécuter son obligation, alors même que celle-ci est exigible, si l’autre n’exécute pas la sienne et si cette inexécution est suffisamment grave« .
Ainsi, pour le maître d’ouvrage, cocontractant lésé, est-il est possible de cumuler exception d’inexécution et indemnisation de ses préjudices par des dommages et intérêts ?
La 3ème Chambre civile de la Cour de cassation vient d’apporter une réponse intéressante à ce sujet, qui reprend un rappel utile pour tous les professionnels de la construction, par son arrêt du 28 Septembre 2023 (C.Cass., Civ. 3ème, 28 Septembre 2023, n°22-19475).
Sur le plan factuel et procédural, il convient de retenir que :
- pour la construction d’un immeuble d’habitation, une SCI a confié une mission de maîtrise d’oeuvre de conception à M. [X].
- Le chantier a été interrompu à la suite de la plainte de riverains dénonçant la hauteur de cette construction, susceptible d’excéder celle mentionnée au permis de construire et d’enfreindre les règles du plan local d’urbanisme.
- Un permis de construire modificatif prévoyant de diminuer la hauteur des faîtages a été obtenu le 4 mai 2016.
- Se prévalant d’une erreur de conception, la SCI a, après expertise, assigné M. [X] en indemnisation de ses préjudices. Celui-ci a sollicité, à titre reconventionnel, le paiement du solde de ses honoraires.
Par un arrêt en date du 10 Mai 2022, la Cour d’appel de GRENOBLE a notamment
- Condamné M. [X] à indemniser la SCI de la totalité de ses préjudices
- débouté le maître d’œuvre de sa demande reconventionnelle de paiement du solde de ses honoraires, en estimant que le maître de l’ouvrage était en droit d’opposer l’exception d’inexécution des obligations de son cocontractant pour refuser de payer le solde des honoraires.
Le maître d’œuvre a alors formé un pourvoi.
Sous le visa :
- de l’article 1149 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016,
- du principe de réparation intégrale du préjudice
la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation
- rappelle qu’il « résulte de ce texte et de ce principe que les dommages-intérêts alloués à une victime doivent réparer le préjudice subi, sans qu’il en résulte pour elle ni perte ni profit«
- reproche à la Cour d’appel d’avoir décidé que « le maître de l’ouvrage était en droit d’opposer l’exception d’inexécution des obligations de son cocontractant pour refuser de payer le solde des honoraires » (…) « alors qu’elle avait indemnisé la SCI des conséquences des fautes commises par M. [X] » de sorte que la Cour d’appel a violé les textes susvisés.
Le maître d’ouvrage ne pouvait donc cumuler exception d’inexécution et indemnisation de ses préjudices sur le fondement de la responsabilité contractuelle.
Prudence cependant car la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation a déjà pu indiquer, en matière de CCMI, que « la stipulation de sanctions à l’inexécution du contrat n’exclut pas la mise en œuvre des solutions issues du droit commun des obligations » et notamment l’exception d’inexécution (C.Cass., Civ. 3ème, 14 Février 2019, n°17-31665). Le principe de non-cumul pourrait donc céder par la volonté des parties et permettre à la fois
- d’opposer l’exception d’inexécution
- de réclamer l’application des pénalités contractuellement prévues.
Il est important aussi de rappeler que le constructeur doit veiller à surveiller le délai de prescription de sa créance, en particulier en présence de maître d’ouvrage qui a la qualité de consommateur, puisqu’alors
- le délai de prescription est de 2 ans
- le point de départ de ce délai de prescription est le jour de l’établissement de la facture ( Cass., Civ. 1ère, 3 Juin 2015, n° 14-10908; C.Cass., Civ. 1ère, 9 Juin 2017, n° 16-12457).
- Il devra être d’autant plus vigilant qu’une demande d’expertise judiciaire formée par le maître d’ouvrage n’interrompt pas le délai de prescription de sa créance, car seule une initiative du créancier de l’obligation peut interrompre la prescription et que lui seul peut revendiquer l’effet interruptif de son action et en tirer profit (Cass., Com, 9 Janvier 1990, n° 88-15354; C.Cass., Civ. 3ème, 14 Février 1996, n° 94-13445 ; C.Cass., Civ. 2ème, 23 novembre 2017, n° 16-13239).